Ma prise de conscience tardive quant au rôle des images, même dessinées, sur l’acceptation de soi…

Je dessine depuis toujours, en témoignent ma mère et ses dizaines de classeurs plastifiés qui recensent toutes mes oeuvres d’art, de 1 à 10 ans.

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Et, de mon premier gribouillon jusqu’ à aujourd’hui, ce que j’ai toujouuurs préféré dessiner… c’est le corps humain (à part une mini phase « souris », mais passons).

Alors, oui, ça a commencé à gros coups de princesses/princes fées et sirènes magiques…

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Diglee, 4 ans, fan de la p’tite Sirène, admirez (on aime particulièrement la murène volante à droite, et le souci du détail pour le roseau)

Puis ça a évolué, et ça s’est un peu enrichit.
Après quatre ans d’école de dessin, c’est devenu mon métier de faire des images.

Si on considère que j’ai été capable de tenir décemment un crayon vers l’âge de deux ans, je peux dire que je dessine depuis 26 ans, et depuis 7 ans professionnellement.

Et pourtant: ce n’est que depuis quelques mois que j’ai réalisé un truc pas très cool.

Je me suis rendue compte que mes personnages (que je pensais créer librement, pleine d’insouciance et de légèreté) étaient en fait souvent conçus selon certains… critères.
Sans y penser, je dessinais en fait d’après certains modèles bien précis.

Le problème avec le dessin, c’est qu’on a vite envie de faire du « beau ».
Dès que j’ai dessiné à peu près correctement, j’ai eu envie de faire « de beaux dessin ». Par extension, « de beaux personnages ».
Des femmes, essentiellement, par mimétisme (je n’ai su dessiner des hommes que quand j’en ai rencontré, que quand j’en ai aimé.)
Sauf qu’assez vite, je n’ai dessiné presque que des femmes aux corps souvent très sexués, minces, attirantes… blanches.
Femmes qui ressemblaient à celles que je voyais partout dans les magazines, sur les affiches, à la TV, dans mes B.D… des femmes que je pensais « parfaites » (c’est dur d’écrire ça, avec le recul…) et qui, à mon niveau d’adolescente un peu ingrate, me faisaient rêver.

Il y avait une vraie satisfaction, une sorte de fascination à créer de « belles femmes ».
Dans les BD que je lisais à cette époque et que je prenais souvent comme modèles de dessin (de 12 à 16 ans), les femmes étaient de ravissantes poupées sexuelles, puissantes ou non mais trèèèès souvent érotisées: Mademoiselle Chiffre dans le Petit Spirou, Marlysa, Atalante, Cixi dans Lanfeust, Natasha l’hôtesse de l’air, Navis de Sillage… Toutes étaient là, cambrées, bronzées, la bouche en coeur et à demi nues, face à des héros hommes souvent bien habillés, eux.

En petit mouton bien obéissant donc, et sans piger du tout ce que je répétais, je me suis vite calquée sur ce modèle de la « femme belle-érotisée », sans me poser de questions.

Voilà par exemple une page de recherche pour un personnage d’une BD que je faisais, vers 16 ans. (Notons le naturel et la non sur-sexualisation du modèle)

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Ou encore ici, notre grand jeu favori en 4ème avec mes potesses:
Je dessinais des femmes quasi identiques par série de trois, et elles votaient pour la plus belle (j’en ai des cahiers entiers remplis…). J’avais 13 ans.

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Ou encore ici: extrait d’une BD de 10 pages faite chez moi.
J’étais en 3ème.

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Autre exemple encore, avec ma série de strip « Pamela Anderson », dans lesquels je me moquais de sa débilité et de ses seins trop lourds (…en PLEIN dans ma période slut shaming, qui a dû coïncider avec le moment où j’ai réalisé que mes seins ne pousseraient jamais, et que j’ai été très jalouse)
Là encore, j’étais encore au collège, j’avais 13-14 ans.

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J’en ai des malles entières, ça pourrait durer des heures.
Le sexy, partout, tout le temps, le corps féminin ultra érotisé comme leitmotiv.

ndlr: Cette injonction voudrait que les filles soient toujours jolies, qui plus est en dessin, je ne l’invente pas.
Cf cet article sur la similitude des visages féminins chez Disney

Bref.

Ensuite à 17 ans, je suis arrivée en école d’art.
Et là, je me suis mise à faire du modèle vivant.

Chamboulement dans les chaumières.

J’ai découvert avec surprise et fascination la pluralité des corps.
J’ai vu des gens jeunes, vieux, minces, gros, beaux, étranges, fripés, lisses, musclés, galbés, poilus, épilés, rougeauds, bronzés, athlétiques, voluptueux… de tout.
Pas assez de gens de couleur, c’est mon seul regret. Mais c’était déjà énorme, à 17 ans, d’avoir accès à cette réalité, à cette beauté sans codes, sans mode, atemporelle qu’est celle du corps nu.
C’est devenu un sujet d’étude comme un autre, et mes idées de « perfection » et critères de beauté référents en ont pris sacré un coup.

Ça a été l’une des expériences les plus libératrices qui soit, pour m’apprendre à être plus tendre avec mon propre corps: l’étudier, le sonder comme un objet neutre, et le faire selon mes critères, qui sont ceux de la dessinatrice et pas ceux de la jeune femme pleine de complexes et d’angoisses. Ça a été une immense liberté.
Et voir la beauté dans tous ces corps différents, ça a évidement élargi mon panel de références. J’ai idolâtré des femmes jugées grosses, fais mes meilleurs croquis avec des corps que je ne voyais nulle part ailleurs.

(aujourd’hui, je continue d’en faire tant que possible, et j’ai de chouettes amies qui se dévouent pour poser la fesse libre sur mon canapé. ^^)

Assez vite quand je me suis mise en scène sur mon blog, étudiante, j’ai choisi le ton de la caricature et du cynisme. Quand il s’agissait de mon personnage, je me lâchais: poils, cellulite, vergetures, sale caractère, gaffes: je ne m’épargnais pas grand chose. Tout l’esprit du blog était basé sur l’auto-dérision.

diglee-cuisses-copie
(archive 2010)
Facile de se moquer de soi-même!

Mais dès qu’il s’agissait de dessiner les autres, ou de créer de nouveaux personnages… je retombais dans le piège.
Je faisais des « belles nanas ». Encore. Toujours.
Soit je dessinais des ami(e)s, et je n’osais pas trop les caricaturer, de peur de les vexer, soit il s’agissait de créations libres, et je n’y pensais pas: je me faisais « juste plaisir ».
Dans mes agendas, mes commandes pub, partout or de mon blog: j’ai eu tendance à faire beaucoup de nanas minces et « belles »(j’insiste sur les guillemets, parce que ma notion du beau a biiiiiiien évolué, depuis…).

Puis plus tard, avec du recul, j’ai réalisé que quand même… pas mal de commandes étaient un peu « orientées » par certains clients.

Une des toutes premières commandes importantes que j’ai eu, étudiante, concernait un livre pour pré-ados (10-15 ans). Je devais dessiner des adolescentes dans des couleurs punchy, et des situations de la vie quotidienne: le premier job de rêve.

L’un des premiers retours éditeur sur mes croquis a été: « veille à bien leur faire de grandes jambes minces. »

À 19 ans, sans me poser de question, j’ai allongé les gambettes de mon personnage.

Plus tard, ça a été pour une couverture de roman. « Quand même, tu pourrais lui réduire la cuisse, là, elle paraît engoncée dans sa robe ».

Puis pour une commande pub: « elle doit être une bonne vivante et aimer manger: mais elle ne fait pas plus d’un 38 ».

Puis une autre: « pourrais-tu lui raboter la hanche, elle est trop marquée »,« pourrais-tu gommer la culotte de cheval »,« pourrais-tu atténuer le déhanché », « pourrais-tu la faire plus féminine » etc, etc.

Le « pourrais-tu la » était devenu un refrain quotidien.

Mais comme il est de notoriété publique qu’en pub, on a toujours mille retouches à faire, je prenais mon mal en patience et j’exécutais ce qu’on me demandait, sans franchement y réfléchir. C’étaient mes clients, j’avais une mission à remplir: les satisfaire.

Sauf qu’au fil de mon engagement féministe, il a été compliqué de poursuivre certaines commandes.

C’est ce qui s’est passé il y a quelques semaines, avec cette jeune femme qui m’a été refusée en couverture parce que je n’ai pas voulu l’amincir (je détaille l’anecdote sur mon blog ici: http://diglee.com).
L’éditrice la décrivait « tout en formes » et « pulpeuse », « aux formes féminines très marquées »… Et pourtant ce dessin n’est pas passé.

diglee couv refusee

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai été extrêmement déçue de ne pas parvenir à faire aimer ce personnage à l’éditeur. J’avais adoré la dessiner, et j’étais sûre de son potentiel.
Mais je n’ai pas pu m’imposer. C’était grosso modo « tu la maigris, ou tu perds le job ».
J’ai perdu le job.

Comme on se l’imagine bien, ces exigences quotidiennes dans le milieu de l’édition ne s’arrêtent pas aux femmes, ni au poids (on m’a refusé un homme roux il y a 6 ans en campagne d’affichage, parce que, je cite: « ça ne fait pas bien envie »).

La couleur de peau est aussi un grooos tabou.
(Pénélope Bagieu en avait parlé dans une conférence TED, et c’était ahurissant.)

Perso, je n’ai encore JAMAIS réussi à imposer un homme ou une femme noirs dans une commande de pub qui ne l’aurait pas spécifié dans le brief.

Voilà.
Tout ça pour vous dire quoi?

Eh bien, juste pour réfléchir de tout ça avec vous: aujourd’hui avec quelques bébé années de métier, je réalise que, tout comme les images que j’ai consommées ado ont pu me marquer visuellement, influencer mes dessins ET la perception que j’avais de la beauté ou de la « norme », celles que je crée aujourd’hui peuvent avoir cette même force, ce même impact tacite sur mon lectorat.

Même si j’illustre des choses légères et humoristiques, eh bien… mes images ont un poids. Ça devient difficile de l’ignorer. et j’ai mis du temps à le comprendre.
Alors tant que je peux, et à l’aide d’éditeurs à l’écoute, complices et investis (comme j’en connais beaucoup, heureusement), je peux essayer d’y faire un peu gaffe.
Sans être dans la parano et le combat, mais plutôt en laissant leur chance à d’autres « modèles » que ceux que l’on voit partout d’être mis en lumière.

Je l’avais dit, 2016 sera l’année de la tolérance et de l’acceptation de soi. 😉
En tout cas, j’y travaille.

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