Voilà plus de dix ans que je lis (et collectionne tout d‘) Anaïs Nin.
Plus de dix ans qu’elle m’inspire, me choque, me séduit, me gêne, m’émeut… me fascine.
De tous les livres du monde entier, je crois bien que c’est son Journal que je sauverais. À plus forte raison, les volumes qui couvrent la période années 30.
Parfois j’en relis un tome, comme ici, Le Feu que j’ai déjà lu en 2009 et que je relis, dans une édition trouvée par hasard chez les bouquinistes à Paris, et que j’annote continuellement.
L’illustration ci-dessus est inspirée de ce passage, dans lequel Anaïs, en voyage à New York avec Henry Miller en 1935 (elle a 32 ans), raconte une incartade sensuelle avec George Turner, un riche Américain intellectuel qui la courtise depuis plusieurs mois. Elle est à ce moment de sa vie en pleine quête d’expériences nouvelles, de plaisirs charnels variés: elle enchaîne les aventures avec des hommes, des femmes, à 2, à 3, à plusieurs: elle expérimente, analyse, s’autorise la débauche qui la fait tant fantasmer. Elle tente aussi de se défaire de son amour passionnel et déçu pour Henry Miller, dont elle perçoit la trivialité molle et la paresse affective :
(le Feu, version non expurgée, traduit par Béatrice Commengé)
Ce que je regrette avec l’image d’Anaïs Nin et sa postérité aujourd’hui, c’est que trop de gens ne l’assimilent plus qu’à Venus Erotica. Partout où je parle d’Anaïs, on ne me cite que ce titre, et trop peu son Journal, encore moins ses romans.
Or ce livre est tout sauf caractéristique de sa plume. Et j’avais envie de prendre le temps de dire pourquoi: pourquoi ce livre ne la résume pas, et pourquoi il faut vraiment, si on veut la connaître, lire son journal (j’ai fait à ce sujet un petit « guide » pour savoir par quel livre commencer, sur ma page Instagram dans les story permanentes. Voir à « Anaïs Nin »)
Au départ, Venus Erotica est un recueil de nouvelles érotiques commandé à Henry Miller par un vieux monsieur riche et libidineux. Le dandy grisonnant veut corser ses soirées lectures, et il est prêt à payer le prix fort.
Henry Miller, d’abord enthousiasmé par l’idée coquine et rentable, se lasse finalement assez vite. Au bout de quelques nouvelles, il tourne en rond.
Anaïs, alors sa compagne -son amante régulière, plutôt- , écrit à sa place et se prend vite au jeu, grande adepte des masques et rôles en tout genre, le tout dans le plus grand secret du commanditaire évidemment.
Se faire passer pour Miller, écrire du sexe amoral, endosser le rôle d’un homme concupiscent et exciter les foules en secret, le jeu l’a certes, amusée, et l’argent a permis à Miller qui était sans le sou de vivre un peu moins misérablement. Mais de cet exercice, elle dira -avec malice et sans gêne- qu’il s’agissait plus de « prostitution littéraire » que de réelle création.
Anaïs a d’ailleurs un rapport ambivalent avec la prostitution.
Elle parle souvent dans son journal (lorsqu’elle a entre 28 et 30 ans) de son désir secret d’être prostituée, et de ce qu’elle considère comme de la lâcheté à ne pas oser franchir le cap: un jour, dans les années 30, elle quitte sa maison, son mari Hugo, prend une chambre d’hôtel et envisage de ne jamais revenir. De monnayer son corps, de s’abandonner à ce qu’elle imagine être les plaisirs de la chair qu’elle ne connaît pas avec son mari, et d’explorer enfin ce qu’elle qualifie de « ses perversions ».
Finalement, elle renonce, fébrile, et rentre à Louvecienne aux côtés de Hugo.
Une autre fois, dans son journal encore, en 1935, elle écrit:
ou encore:
Alors bien sûr, avec ces nouvelles, elle a joué le jeu de la prostituée sans le risque du réel flasque et violent des corps enchevêtrés. Ça l’a divertie, et elle était fière d’être l’une des rares femmes à avoir écrit de l’érotisme (encore aujourd’hui, c’est un domaine exclusivement masculin).
Mais il n’y a pas tout l’onirisme, le mysticisme, le secret, la finesse, la passion que l’on retrouve dans les milliers de pages de son journal. Elle dira d’ailleurs de tout son travail que seul son journal compte vraiment.
Anaïs Nin est l’une des diaristes les plus productives de tout le siècle: son journal commence en 1914, pour terminer en… 1974!
Elle réinvente le genre du journal intime, et la langue aussi: francophone de naissance, elle décide pourtant d’écrire en anglais. Sa voix anglaise est une voix déroutante, bizarre, lunaire. Tant dans la forme donc, avec son anglais curieux et personnel, que dans le fond, avec ces sujets amoraux abordés sans fard, elle brise les frontières entre le réel et l’imaginaire. Elle retravaille sans cesse ses journaux intimes, comme des romans, elle y intègre des passages a posteriori, parfois plusieurs années plus tard (le récit de son avortement, qu’elle rédige deux ans après les faits…), en supprime d’autres; elle façonne le matériau brut de son expérience pour tenter d’accéder, par les mots et par la prose, à l’universel.
Or, Anaïs est tout sauf universelle dans son parcours. C’est une femme, de ses propres mots, névrosée, abîmée, qui tentera toute sa vie de comprendre et d’apprivoiser ses démons. Elle deviendra d’ailleurs psychanalyste pendant quelques au milieu des années trente à New York, formée par Otto Rank son propre psychanalyste alors (et amant) (donc mauvais psychanalyste).
La complexité de l’âme humaine, les connexions aux traumatismes, les accoutumances émotionnelles et la transcendance artistique la passionnent.
Abandonnée à 11 ans par un père cruel et abusif (“je ne crois pas que mon père m’ait pénétrée sexuellement, mais je crois qu’il m’a caressée au lieu de me battre”: citation du journal “le Feu”, p273) , elle développe un lien à ce Père et aux hommes en général plein d’attentes et de douleurs, d’excès, d’insécurité, de soumission et de destruction. Père avec lequel, lorsqu’elle a trente ans, elle renoue, et vit une aventure sexuelle. Dernière chance d’être aimée de lui, pense t’elle, parasitée par l’abus subi enfant dont elle ne se remettra jamais. S’il n’a pas aimé la fillette (il lui disait qu’elle était laide), peut être aimera t’il la femme, pense t’elle démunie.
L’inceste donnera leur titre à plusieurs de ses oeuvres. Détruire le monstre par le monstre, cercle infernal de validation et de détestation de soi.
Quand on lit Anaïs Nin, on traverse un prisme d’émotions contradictoires et déstabilisantes. Elle questionne notre réalité, notre morale, notre perception de la sincérité, mais aussi la littérature et ses droits.
Qu’a t’on le droit de dire, d’écrire? Qu’est ce qui donne à l’intime une valeur littéraire?
De son vivant son journal est paru tronqué, censuré, dissimulant précisément tout ce qui fait son intérêt littéraire et sociologique: le journal d’une femme abusée et abusive, qui ne trouve le salut que dans la passion amoureuse, l’écriture et surtout: dans la dissimulation.
Cela m’attriste et me rend folle que, de toutes les personnes qui ont eu la chance de l’interviewer de son vivant, personne n’ait jamais eu connaissance des secrets que renfermait son journal. Évidemment, elle savait que tout cela serait révélé dans un second temps, et son cher ami Rupert Pole à qui elle a confié ses manuscrits, a tenu parole en rééditant le Journal non censuré, annoté, commenté et enrichi de sublimes préfaces dans les années 90. Et ça a été une énorme révélation, un choc brutal dans le monde littéraire de l’époque. Anaïs Nin était donc infidèle, avait perdu un enfant, et avait couché avec son propre père. Personne n’avait pu imaginer le drame que cachait le journal censuré.
Aujourd’hui encore, on ignore ce que contiennent réellement ses pages, puisque les versions non expurgées du journal ne couvrent que les années 1931 à 1939. Le reste n’a jamais été re-publié depuis les années 70.
Quels secrets dorment encore dans les carnets d’Anaïs? Seront-ils révélés un jour?
La reine du mystère et des contes a réussi à faire croire au monde qu’elle lui offrait, de son vivant, son intime le plus enfoui, alors que tout dormait paisiblement dans des boîtes en fer, attendant la mort de ses proches (notamment de ses deux maris…) et la sienne.
Son journal, c’est l’exploration de la névrose par le truchement d’un « je » surréaliste et poétique: un « je » au féminin, la voix de « l’Autre », de l’invisible, une voix de sorcière et de fée, calculatrice et brisée, solitaire et fusionnelle.
Anaïs Nin, Inceste, 1933
Merci pour cet article que j’ai dévoré. Que c’est passionnant de découvrir cette auteure que je connais assez peu au demeurant. J’ai très envie de lire son journal maintenant, merci 😍
Wow !
Du coup, par quel ouvrage conseillerais-tu un lecteur voulant découvrir Anais Nin ? le journal ou autre ? Finir par le journal peut-être ?
Super article en tout cas.
David> Bonjour! Je conseille de commencer par le journal, et par le tome « Henry and June » en particulier. Enchainer avec « Inceste », et veiller à ce qu’il s’agisse des versions non expurgées! Merci pour votre message.
Ton illustration de l’ascenseur est fabuleuse! Elle est parfaite et colle au passage à merveille ♡
merciii! <3
Je viens de dévorer le roman graphique de Léonie Bischoff et en reste subjuguée et animée, à la fois, par le désir d’explorer la vie et l’œuvre d’Anaïs Nin. Merci à toi de partager cette passion pour elle et d’offrir ce guide plein d’intelligence et de bienveillance pour la femme qu’elle était.